Première partie : Iracoubo, l’école en zone frontière amazonienne
En novembre 2018, nous sommes allés en observation au sein de l’école maternelle Michel Lohier (1871-1973), qui se situe dans la commune d’Iracoubo en Guyane française. Cette école porte le nom d’un enseignant guyanais dont l’action en faveur de la francisation et de la scolarisation des peuples autochtones fut importante puisqu’il occupa le poste de commissaire préfectoral des peuplades primitives de la Guyane lors de la phase de francisation des communautés amérindiennes et noirs-marrons de l’Ouest guyanais à la suite de la départementalisation de l’ancienne colonie en 1946. Natif d’Iracoubo, l’homme incarne la réussite idéologique des stratégies de francisation républicaine adoptées au moyen de l’appareil scolaire de la IIIe République. Dans ses Mémoires, ce dernier ne cesse d’insister sur la probité de valeurs morales prônées dans le cadre de l’enseignement laïc et l’influence positive que ces dernières ont eue sur lui dans un contexte où la scolarité restait difficile au sein d’une commune d’Iracoubo éloignée de Cayenne et de la vie citadine :
Iracoubo était une grande famille. Les joies et les peines étaient partagées (…) À part les rares descendants des colons qui y résidaient et quelques rescapés de l’Expédition de Kourou, l’élément prédominant est la Race Noire (…) Ma grand-mère, Madame Jules Lohier, était fille d’une jeune négresse volée durant la Traite, sur les côtes de la Guinée. Le négrier sur lequel elle se trouvait arriva en Guyane où elle fut vendue au colon Boileau, propriétaire d’esclaves à Iracoubo1.
Michel Lohier constitue une incarnation intéressante d’une société créole guyanaise maltraitée par l’idéologie racialiste et monolingue de la colonisation républicaine et qui, dans le même temps, a pu bénéficier des premiers effets de la scolarisation laïque et obligatoire consécutive des Lois Ferry. Dans les années 1960, ce même Lohier usera également d’une rhétorique racialiste et néo-colonialiste pour justifier de l’accroissement des dispositifs de scolarisation républicaine à destination des peuples noirs-marron et amérindiens dans le cadre du programme d’accès à la citoyenneté française organisé en faveur des populations de l’Ouest guyanais :
Nommé en 1947 Commissaire Préfectoral, j’étais en charge à Iracoubo, avec l’aide de la Gendarmerie du Canton, d’essayer de grouper les différents villages en un seul (…) Maintenant que les peuplades primitives jouissent des Droits Civiques et des Devoirs de Citoyen, avec le concours de l’école que fréquente la nouvelle génération avide de s’instruire, la Guyane bénéficiera d’un apport nouveau de ses fils trop longtemps abandonnés à eux-mêmes. Une ère nouvelle (…) fera disparaître le mot Indien qui fera place à celui de Guyanais, dont ils sont les vrais enfants2.
Actuellement, Iracoubo illustre à merveille cette sédimentation des héritages coloniaux et du travail de propagande de l’État français en faveur d’une conversion des esprits et des pratiques socioculturelles aux préceptes républicains. Comme le souligne Alby ou Léglise, ces préceptes s’incarnent en Guyane par l’approche monolingue de l’appareil scolaire qui peine encore à assimiler le caractère multiculturel d’une société guyanaise qui compte pourtant une trentaine de langues et dialectes usités d’après les recensements des chercheurs3.
À Iracoubo, la population scolarisée représente cette diversité ; enfants de « métropolitains », Amérindiens, Noirs-marrons, Haïtiens, Hmongs, Créoles, etc. tous se retrouvent dans cette école maternelle d’une commune de 2000 habitants dont la localisation se révèle particulière puisqu’elle abrite un poste-frontière intrarégionale, une exception dans le cadre de la législation européenne et française. Ce poste-frontière, contrôlé par la gendarmerie, fut inauguré dans la deuxième moitié des années 1980 pour juguler les potentielles tentatives de migration des populations noirs-marrons du Suriname accueillies dans des camps de réfugiés en réponse à la guerre civile qui ravageait leur pays. Leur refusant le statut de réfugiés, la France créa même un cadre administratif et juridique spécifique en les désignant sous le vocable de PPDS (Population Provisoirement Déplacée du Suriname)4. Actuellement, ce poste-frontière demeure maintenu pour empêcher les migrants en provenance du Suriname, présents notamment dans la commune de Saint-Laurent-du-Maroni, d’accéder à la ville-préfecture Cayenne. Un autre poste-frontière se trouve aussi au sud-est de la Guyane, dans la commune de Régina, pour contrôler les flux migratoires en provenance du Brésil. Cette situation constitue ce qu’Agamben nomme un État d’exception5, le droit commun est suspendu au nom d’une raison d’État qui obligerait (sans qu’aucune donnée vienne le corroborer) à contrôler une soi-disant immigration potentiellement nuisible par son caractère massif et incontrôlé. À titre d’exemple, le quotidien régional France-Guyane ne manquera jamais de rappeler la nationalité étrangère des criminels et délinquants dans ses rubriques faits-divers pour mieux insister sur le potentiel criminogène des immigrés6.
Dès lors, le poste-frontière a fini par habiter le paysage quotidien de la commune. On évite d’oublier ses papiers d’identité pour franchir le pont qui sépare le bourg historique du reste de la commune, même si les gendarmes contrôlent aussi parfois selon les situations et les faciès… Mon acolyte, directeur de l’école maternelle, fait quant à lui partie du décor, mais le fait que le personnel de gendarmerie change régulièrement fait qu’il doit régulièrement sortir sa carte d’identité en fonction des rotations et de la mémoire des agents de contrôle.
L’école maternelle a connu des effets inattendus sur le plan des effectifs scolaires, et ceci en lien direct avec l’activité de ce poste-frontière. En 2019, pour donner suite aux craintes suscitées par les mouvements des gilets jaunes, la mobilisation des gendarmes entraîna la fermeture temporaire du point de contrôle durant quelques semaines, une période suffisante pour que l’établissement perde près d’une vingtaine d’élèves dont les familles profitèrent de l’ouverture laissée par l’absence de la maréchaussée pour se rendre en direction de la CACL (Communauté d’Agglomération du Centre Littoral, regroupe Cayenne et cinq autres communes) et de Kourou.
Si la tentation de quitter l’Ouest guyanais reste grande tant la pauvreté et le déficit de structures de soin et d’éducation demeurent plus conséquents que sur le littoral, l’école maternelle Michel Lohier fait figure, dans le domaine éducatif, d’Oasis pédagogique. Dans cette école, la plupart des enfants n’ont pas le français pour langue maternelle et parviennent néanmoins à alterner avec aisance et naturel entre leur langue maternelle et celle de Molière lorsque ces derniers franchissent la grille de l’école. En effet, durant nos deux semaines de présence, nous avons vu des enfants s’exprimer en français dans la cour et dans la classe sans que personne ne les contraigne à quoique ce soit. Dans cette école, certains élèves et leurs familles vivent des situations de grande précarité, et la journée de classe constitue un moment durant lequel ils se sentent heureux et cela rejaillit sur le développement de leurs aptitudes intellectuelles. Ainsi leur capacité à être autonome n’a rien à envier à celles de leurs homologues plus privilégiés et scolarisés dans des écoles privées hors de prix à la sauce Alvarez-Montessori7.
Il faut dire que sous l’influence de son directeur et professeur des écoles de grande section, l’école Michel Lohier pratique une pédagogie inspirée des travaux de Maria Montessori, Cécile Alvarez ou encore plus largement aussi d’une pédagogie de projet dont les effets se révèlent très positifs sur des enfants de petite, moyenne et grande section. La réussite majeure de ce dispositif éducatif réside notamment dans le fait d’avoir su mobiliser l’ensemble du personnel autour de pratiques visant à découper les temps scolaires entre des activités par tranche d’âge et des activités mixant les différentes sections autour de projets hebdomadaires et d’ateliers par rotation. Dans les trois classes, les enseignants, les ATSEM ainsi que les deux jeunes femmes employées en service civique se mobilisent et participent pleinement aux activités. Il y a ici clairement un effet-établissement qui rejaillit sur le comportement des enfants qui n’hésitent pas, notamment en grande section où l’usage du langage est plus développé, à prendre des initiatives et à travailler en autonomie. À l’heure où la Guyane souffre de problématiques d’échec scolaire, d’illettrisme et d’allophonie (que le Rectorat qualifie désormais de handicap !!), il apparaît intéressant d’observer une école au sein de laquelle les enfants de grande section pratiquent l’alternance codique entre langue française et maternelle, parviennent à déchiffrer des mots et à commencer à lire pour certains ainsi qu’à réussir des numérations simples à l’âge de 5 ans.
Le savoir passe d’abord par le plaisir et l’apprentissage se fait aussi dans le conflit et l’opposition joyeuse et constructive. Ici, ce ne sont pas les élèves mais le maître qui se trompe volontairement sur le décompte des élèves afin de profiter d’un joyeux désordre pour susciter une participation active et favoriser ainsi la révision des dizaines et des unités. Les élèves prennent plaisir à contredire l’adulte et le bruit, constructif, n’empêche nullement le retour au calme puisque le décompte se poursuit par la vérification des différents rituels de la journée. Ce court extrait démontre l’intérêt des approches dynamiques et de la mise en scène. Les enfants prennent confiance en eux et l’affirmation de leur point de vue peut pleinement s’épanouir dans la classe, le maître favorisant aussi une dialectique de « classe » dans laquelle le groupe d’enfants fait corps pour assumer la légitimité de son opinion.
À suivre…
- Lohier M., Les mémoires de Michel, Clamecy, Imprimerie Lallabery, 1972, p. 16 ↩
- Lohier M., Les mémoires de Michel, Clamecy, Imprimerie Lallabery, 1972, p. 156-157. ↩
- Alby S. et I. Léglise, « Plurilinguisme et éducation en Guyane », Langues et cités, 10 février 2017, no 28. Léglise I. et S. Alby, « Le paysage sociolinguistique de la Guyane », S. Mam Lam Fouck (dir.), Comprendre la Guyane d’aujourd’hui, 2007, p. 469‑479.
- Bourgarel S., « Migration sur le Maroni : les réfugiés surinamais en Guyane », Revue européenne des migrations internationales, 1989, vol. 5, no 2, p. 145‑153.
- Agamben G., État d’exception, 2.1, Paris, Éd. du Seuil, coll.« Homo sacer », 2003. ↩
- Izquierdo de Vega E., « Approche de l’exclusion à Cayenne. D’un concept flou à la réalité des vécus », Mémoire de master, Université de Guyane, ESPE, 2014. ↩
- Certains travaux notent en effet la forte réticence des écoles publiques à entrer dans ce type de pédagogie qui restent en revanche très prisée par les écoles privées hors contrat. Or, comme le souligne Kammener, le paradoxe est grand puisque ces stratégies éducatives ont été structurées dans des contextes socio-économiques défavorisées. Kammerer B., « Montessori à l’école publique », L’ecole des parents, 2018, n° 629, no 4, p. 52‑55.
